Brève histoire de l’AIELF[1]

Francis Clavé[2]

Cette communication vise à présenter quelques grands traits de l’histoire de l’AIELF fondée en 1926 sous le nom de Congrès des économistes de langue français par Maurice Ansiaux, Gaëtan Pirou. Le nom AIELF (Association Internationale des Économistes de Langue Française) lui a été donné par le recteur Dischamps en 1981. Si l’association continue d’organiser les congrès des économistes de langue française devenus depuis bisannuels, elle s’est également dotée en 2016 d’une revue, la RIELF (Revue des Économistes de Langue Française), dont le premier numéro est paru fin 2016. Cet article ne vise pas l’exhaustivité, seuls sont évoqués les thèmes des congrès, les participants ainsi quelques-unes des évolutions qui ont marqué l’association. À cette fin, le texte est découpé par périodes correspondant aux mandats des dirigeants des congrès : Jean Lescure et Maurice Ansiaux qui ont coanimé les congrès jusqu’en 1939 ; Émile James a été président de 1947 à 1955. Lui ont succédé André Piettre de 1956 à 1980, puis Jean-Claude Dischamps en 1981 et depuis 2013 Alain Redslob l’actuel président.

 1. Période de 1926 à 1939

L’idée des congrès revient à Madame Pirou. Lors d’une rencontre entre son mari alors, professeur à Bordeaux, et Maurice Ansiaux (1869-1943), elle avait noté combien les économistes de l’époque éprouvaient le besoin d’échanger sur les sujets d’actualité. Au départ, les congrès sont donc conçus pour offrir un espace de discussion à des professeurs d’économie alors peu nombreux et isolés. Les réunions sont structurées autour de la présentation de deux rapports suivis d’une discussion entre participants. Les thèmes sont choisis par le français Jean Lescure (1882-1946) et le belge Maurice Ansiaux ce qui semble un peu agacer le suisse William Rappart (1883-1958). Les rapports sont publiés dans la Revue d’économie politique, tandis que, à partir de 1933, les présentations orales et les discussions sont retranscrites dans un document intitulé Travaux des économistes de langue française. D’un point de vue historique, ces publications permettent de disposer des propos des participants et aident à mieux comprendre leur pensée et leurs travaux. Durant cette période, le congrès qui a lieu durant les « jours gras » c’est-à-dire fin février début mars (Travaux 1933) se tient dans la salle des Actes de la Faculté de droit de Paris.

Si l’on s’interroge sur les raisons pour lesquelles la publication des débats ne commence qu’à partir de 1933, alors que les congrès ont débuté dès 1926, une remarque de François Simiand faite en 1935 semble suggérer de la part des professeurs des facultés de droit une volonté de s’affirmer face aux polytechniciens de X-Crise (Clavé, 2018). C’est d’autant plus plausible que la faculté de droit de Paris compte alors nombre d’experts reconnus des affaires financières et monétaires tels le doyen Edgar Allix (1874-1938) (une des personnes qui ont élaboré le plan Dawes sur les réparations de guerre), ou encore Gaston Jèze (1869-1953) et Charles Rist (1874-1953) (deux des concepteurs de la stabilisation Poincaré). Enfin, nous devons noter que François Simiand (1873-1935) s’est heurté lors d’une conférence à X-Crise en mai 1933 à une certaine hostilité des polytechniciens qui lui ont reproché une approche de l’économie jugée trop “passive” (Froberg 2000, p.165).

Les participants des congrès viennent principalement des universités belges et des facultés de droit françaises. Les belges Maurice Ansiaux (1869-1943) et Boris Chlepner (1890-1964) enseignent à l’université de Bruxelles, Ernest Mahaim (1865-1938) à celle de Liège, Léon Dupriez (1901-1988) et Fernand Baudhuin (1894-1977) à l’université de Louvain. Du côté français, les principaux économistes de l’heure participent aux congrès. Ils viennent principalement des facultés de droit : Charles Rist (1874-1955), Bertrand Nogaro (1880-1950), Gaétan Pirou (1886-1946). Des polytechniciens et des professeurs de l’école des mines sont aussi présents, tels Clément Colson (1853-1939), François Divisia (1889-1964) et Jacques Rueff (1896-1978). Enfin, participent également aux congrès des hommes formés à l’école normale supérieure qui, après avoir bifurqué vers l’économie, sont devenus enseignants à l’Écoles des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) tels Adolphe Landry (1874-1956) et François Simiand (1973-1935). Le cas de Gaëtan Pirou est spécifique. C’est l’un des fondateurs de l’institution où pourtant il ne semble jouer aucun rôle dirigeant. Professionnellement, après avoir enseigné dans les facultés de droit et avoir été secrétaire général de Paul Doumer (1857-1932) lorsqu’il était président du Sénat (1927-1931), il est, au moment des congrès, professeur à l’EHESS. Au cours des années trente, les congrès voient l’arrivée de jeunes professeurs qui marqueront la période suivante. Parmi eux, il est possible de citer : André Courtin (1900-1964) qui participera à l‘élaboration du programme économique de la résistance, Jean-Marcel Jeanneney (1910-2010) qui sera ministre dans les années 1960, André Piettre (1906-1994) qui sera le président de l’AIELF de 1955 à 1980, ou encore Jean Weiller (1905-2000). Les participants suisses viennent surtout de l’université de Genève avec comme représentants les plus notables William Rappart (1883-1958) et Michaël Heilperin (1909-1971).

Le premier congrès se tient en 1926, c’est-à-dire au début de la stabilisation Poincaré à laquelle participent à des degrés divers trois des congressistes présents : Bertrand Nogaro, Gaston Jèze et Charles Rist. Durant toutes les années vingt, les problèmes monétaires et financiers sont omniprésents. Dans une première période, les pays reviennent à l’étalon-or, l’Angleterre en 1925, la Belgique en 1926, la France en 1928. À compter de 1931 et de la décision anglaise détacher sa monnaie de l’or, le mouvement s’inverse. Il ne faut donc pas s’étonner que les thèmes monétaires et financiers reviennent de façon récurrente au sommaire des congrès de 1926, 1927, 1928, 1933, 1935, 1937 et 1939. Il est à noter que sur les questions monétaires, deux camps s’affrontent. D’un côté, pour un nominaliste comme Bertrand Nogaro, la monnaie est principalement un instrument d’échange ; pour les métallistes comme Charles Rist ou Jacques Rueff, au contraire, la fonction la plus importante de la monnaie, celle dont tout découle, est celle de réserve de valeur (Blanc, 2000). Il convient de noter que la position de François Simiand, pour qui la monnaie repose sur une croyance sociale et ne peut donc pas exister par simple décret, tempère le nominalisme des Français. Si, finalement, les économistes français acceptent globalement l’étalon-or, c’est en partie parce qu’avec François Simiand et Gaëtan Pirou, ils pensent que l’heure n’est pas venue de déconnecter la monnaie de l’or. C’est aussi parce que, en tant qu’économistes ayant d’abord une formation juridique, ils analysent la monnaie comme un contrat et que, dans cette optique, celle-ci doit être le plus stable possible (Clavé, 2019). C’est enfin la volonté de maintenir à la France qui a beaucoup d’or un certain « rang » dans le concert des nations. Ils pensent en effet que l’étalon international ne peut être que l’or ou la monnaie de la nation la plus puissante (Clavé, 2019), option qui a pour effet de « marginaliser » la France. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas oublier qu’au moins jusqu’à la fin des années soixante, le congrès comptera parmi ses participants quelques-uns des tenants les plus résolus de l’étalon-or.

Les congrès n’abordent pas seulement les thématiques relatives à la monnaie et à la finance. Ils traitent aussi d’autres grands problèmes de l’heure : opposition entre économie libérale et économie dirigée (1933), réforme économique aux États-Unis (1935), étude comparée du capitalisme et du bolchevisme (1937), reprise allemande (1938). Les participants, tout en étant généralement en faveur d’un commerce international libre, traiteront cependant du thème de l’autarcie en 1936. Cette même année, le congrès auquel participe Adeobat Boissard, professeur de droit fondateur des Semaines Sociales[3], a également pour thème le corporatisme, un mouvement qui connaît alors une certaine vogue. En 1934, un des thèmes du congrès est La place rationnelle des syndicats dans les sociétés modernes ; un autre sujet retient l’attention du congrès cette même année :  la réforme des systèmes fiscaux. Le congrès de 1938 traite d’un sujet toujours d’actualité : Hausse des prix et réorganisation des entreprises. À ce propos, il est intéressant de constater que ces économistes savent quasiment quinze ans avant que des réformes soient entreprises que le petit commerce pèse sur les performances économiques des pays.

2. Période 1947-1955 (présidence Émile James)

Cette présidence[4] a quelque chose d’un peu surprenant dans la mesure où Émile James semble ne pas avoir fréquenté les congrès avant la guerre, ce qui n’est pas le cas d’André Piettre qui lui succède. Nous ne savons rien des raisons de sa nomination. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’elle intervient juste après que Jean Lescure (1882-1947) soit mort en chaire deux ou trois mois avant le congrès, alors qu’il donnait un cours d’économie sociale comparée. Entre le dernier congrès précédant la guerre et celui de 1947, deux autres piliers des congrès disparaissent également : Maurice Ansiaux en 1943 et Gaétan Pirou en 1946. Trois autres grands anciens meurent dans la décennie suivante : Bertrand Nogaro en 1950, Charles Rist en 1955 et Albert Aftalion en 1956. De nouveaux économistes arrivent alors, tels Maurice Masoin (1904-1964) de Louvain, Maurice Allais (1911-2010), Alain Barrère (1905-1995) et Daniel Villey (1911-1968). Parmi les nouveaux arrivants, deux semblent appartenir au CNRS et avoir poursuivi une carrière à la fois dans les secteurs public et privé : Pierre Dieterlen (1901-1968) et Henri Aujac (1919-2009). Il convient de noter que des participants qui demeuraient silencieux durant les congrès de l’avant-guerre commencent à prendre la parole : c’est notamment le cas des frères André (1907-1968) et Jean Marchal (1905-1995) ainsi que celui de François Perroux (1903-1987).

Les thèmes des congrès sont en phase avec les grands problèmes de l’heure : reconstruction de l’économie nationale(1948), les problèmes de l’union économique de l’Europe (1948), les aspects de la reconstruction monétaire de l’Europe(1950), la politique du plein-emploi et ses limites (1951), salaire et inflation depuis la Seconde Guerre mondiale (1953). Les sujets sont parfois plus politiques, tels la méthode marxiste (1950), ou encore le secret de la prospérité américaine(1954), un rapport que William Rappart, un des fondateurs de Société du Mont Pèlerin, n’a pas été encouragé à présenter par les organisateurs français ou du moins certains d’entre eux. Certains thèmes donnent lieu à des controverses. Par exemple, François Perroux reproche à Jacques Rueff, auteur en 1949 d’un rapport sur l’état actuel du système des paiements internationaux, de ne pas connaître les pensées de Roy Forbes Harrod (1900-1978) et de John Maynard Keynes (1883-1946) et d’ignorer les problèmes de structure. Ce à quoi il lui est répondu que la référence aux structures sert surtout à justifier l’inaction des politiques. Maurice Byé (1905-1968) accuse Jacques Rueff de trop s’en tenir à des lois naturelles et de négliger le rôle de l’État (Travaux 1949, p. 103-118). En fait, ses opposants semblent surtout lui reprocher son libéralisme qu’ils jugent “ancienne école“. Leur virulente opposition semble témoigner de la force de leur envie de passer à autre chose. En 1955, Maurice Masoin (1904-1964) aborde les thèmes voisins de la convertibilité et des changes. Parmi les participants à la discussion, on relève le nom de Robert Triffin (1911-1993) qui sera par la suite un participant assez régulier des congrès jusqu’au moins en 1987.

Durant cette période, le congrès traite également de la théorie économique. C’est ainsi qu’en 1948, Léon Dupriez présente un très stimulant rapport sur le Concept d’équilibre en économie politique et que G. Th. Guillaud aborde en 1954 la théorie des jeux, tandis qu’en 1955, Alain Barrère (1910-1995) analyse la relation entre capital et travail. Un autre sujet d’actualité, celui du sous-développement, fait en 1952 l’objet d’un rapport de Gaston Leduc (1904-1979). Cette même année, le congrès traite également de la structure économique avec le rapport de René Clémens (1911-1980) intitulé Prolégomènes d’une théorie de la structure économique, thème qui mobilise alors les économistes de langue française.

  3. Période 1956-1980 (présidence André Piettre)

Cette présidence prend place au cours d’une période de profondes mutations. Non seulement l’enseignement et la recherche en économie connaissent de nombreux changements, mais le monde lui-même connaît de grandes évolutions. La France, en particulier, est le théâtre de ce qu’on a appelé les évènements de mai 1968 qui entraîneront une suspension des congrès en 1968 et 1969. Ils reprennent en 1970 avec une nouvelle organisation peu différente d’ailleurs de celle qui existait avant.

            3.1. Sous-période 1956-1968 

André Piettre, au début de sa présidence, met fin au fonctionnement informel des congrès en créant une association dont il dépose les statuts. Les congrès reçoivent l’apport de nouveaux participants tels le grec Dimitrios Delivanis, dont Albert Aftalion a été le directeur de thèse, le professeur Kodorovith, doyen de la faculté de droit de Belgrade, Vernyn Stenart d’Amsterdam, Suardus Posthuma de Rotterdam, Abraham Mey de Hollande, Korteweg de Turquie, Onody du Brésil, Hugo Rangel Couto du Mexique, Alexandre Lamfalussy (1929-2015) de Belgique. Du côté français, Jean Fericelli, Colette Nême (née Cordebas) (1931-2015), Jean-Claude Dischamps, Alain Cotta, Roger Dehem (1921-2008), Michel Falise (1931-2012) commencent également à participer aux congrès. Le président Piettre y invite aussi des professionnels. C’est ainsi qu’en 1964, on peut noter la participation de Jean Mersh, fondateur de l’association des jeunes patrons, et qu’en 1966, une commission est présidée par Paul Huvelin (1902-1995), président du CNPF (Conseil National du Patronat Français) de 1966 à 1972. À partir de 1965, les congrès cessent de se tenir à la salle des Actes de la Faculté de droit de Paris, mais le déplacement n’est pas grand cette année-là puisque le congrès se tient au centre Assas, de l’autre côté du jardin du Luxembourg. Toutefois, dès 1966, le congrès devient nomade, changeant chaque fois de ville. Dès son arrivée, André Piettre veut faire évoluer la forme des congrès. Désormais, ils n’auront plus qu’un seul thème sur lequel les congressistes seront à invités à entendre et à discuter plusieurs rapports. À partir de 1965, les rapports seront discutés en commission.

Les congrès ont d’abord pour thématique l’Europe. En phase avec l’actualité des années soixante, le thème du progrès technique reviendra deux fois : en 1964 sous l’intitulé Croissance et destruction créatrice (1964) avec un rapport De Bandt et en 1966 sous celui de L’accélération du progrès technique présenté par Dupriez. La firme et son financement seront également abordés deux fois en 1957 et 1962. Le développement régional sera abordé une fois de même que les finances publiques (1956), les excédents agricoles (1962), la formation des prix (1967) ou le champ et les méthodes de la science économique (1968).

La thématique marché et plan est abordée une seule fois, en 1964. Elle donne lieu à de vifs échanges. Daniel Villey, partisan de la thèse du marché, exprime dans son rapport oral son scepticisme à l’égard des doctrines économiques d’inspiration chrétienne : « j’avoue que j’ai maintenant renoncé à concilier les implications quelquefois obscures, que comportent la plupart des doctrines qui se réclament de l’inspiration chrétienne en matière d’économique avec ce que je crois être la vérité économique » (Travaux 1964, p. 18). Les proches de cette sensibilité (Bartoli, Barrère et Guitton) ne manquent pas de lui répondre. Sur le fond, les Belges voient la planification comme un exercice de prévision. Léon Dupriez, un de leur chef de file, a tendance à se méfier d’un outil qui « conduit à un appauvrissement de la pensée économique car on nous met uniquement en tête des objectifs matériels et on finit par oublier les manières d’agir » (Travaux 1964, p. 84). Par contre, l’autre rapporteur, Pierre Bauchet, un professeur d’économie alors directeur des études à l’ENA, veut un plan qui régule véritablement le marché et pas seulement un plan indicatif (Travaux 1964, p. 94).

Deux thématiques semblent avoir une très forte centralité durant cette période : celle qui a trait au thème croissance et répartition, celle relative aux questions monétaires. Le premier sujet a été abordé trois fois : en 1958 sous l’intitulé Croissance économique et structures sociales, en 1960 sous celui des Études de quelques modèles contemporains de répartition du revenu national et en 1965 sous celui de La politique des revenus. Chaque fois de grands professeurs, Raymond Barre (1924-2007), Jean Marchal (1905-1995), Jacques Lecaillon (1925-2014) ont proposé un rapport. On peut aussi rappeler qu’en 1965, Jacques Delors (président de la commission européenne de 1985 à 1995), alors au commissariat général au plan, a également présenté une communication au congrès.

Les thèmes monétaires ont également été abordés trois fois : en 1957 par Dimitrios  Delivanis, en 1961 par Pierre Dieterlen et Roland Beauvois et, en 1963, par Pierre Tabatoni sous l’intitulé  Problèmes de l’organisation monétaire internationale. Parmi les participants à la discussion, on relève la présence de personnages jouissant d’une forte réputation dans ce domaine : Jacques Rueff, Robert Triffin et Alexandre Lamfalussy. Sans entrer dans les détails, il faut noter qu’en 1961, André Piettre s’inquiète d’un possible retour à l’étalon-or en Europe et pense que pour éviter « les rigueurs de l’étalon-or » il faudrait « installer un système monétaire international, que ce soit sous forme de collaboration étroite entre banques centrales ou par la création d’une super-banque » (Travaux 1961, p. 134). Dans son rapport de 1963, Pierre Tabatoni préconise la création d’un fonds européen de réserves (Travaux 1963, p. 22). Plus globalement, il ne lui « semble pas prématuré de viser la disparition de l’étalon de change or et son remplacement par une Union de Clearing » (Tabatoni 1963, p.386). Si Robert Triffin est favorable à ce rapport, Jacques Rueff s’y oppose fortement. Leur divergence d’opinions, si l’on en croit l’économiste Belge, porte sur la façon de faire respecter par les États une certaine discipline monétaire. Alors que Robert Triffin croit en l’efficacité d’ajustements institutionnels, Jacques Rueff préfère miser sur l’étalon-or. Le rapport de Pierre Tabatoni reçoit également le soutien de Léon Dupriez qui voudrait passer du plan White au plan Keynes. De son côté, Maurice Allais adopte une position proche de celle de Rueff en préconisant une réévaluation de l’or et une dévaluation du dollar (Travaux 1963, p. 60).

            3.2. Sous-période 1970-1980

Après l’interruption de 1968-1969, le congrès reçoit l’apport de nouveaux rapporteurs tels Antoine Ayoub, Alain Cotta, Faouzi Rassi, Michelle de Mourgues, Gérard Lafay, Jacques L’Huillier (1917-2012), Shapour Rassekh, Fernand Spaak (1923-1981), Jean Vincens et bien d’autres. Les débats ne sont plus publiés, les rapports font malgré tout toujours l’objet d’une publication dans la Revue d’économie politique. Mais, il s’agit de purs écrits universitaires, on n’y trouve plus la pensée en action même si André Piettre fait des efforts pour que les discussions sur les papiers soient animées. La volonté très prégnante des professeurs d’économie d’être actifs sur la scène du conseil expert aux politiques de la période 1926-1939 semble être passée au second plan, même si lors de certains congrès on peut encore sentir son souffle. Sur la période, un seul congrès a lieu à Paris (1977). Les autres se tiennent à Nice (1970), Montpellier (1973), Bordeaux et Pau (1974) ou à l’étranger : Téhéran (1972), Beyrouth (1975), Québec (1976), Louvain-la-Neuve et à Bruxelles (1980). Un congrès selon nous symboliquement important tant certains économistes de ces universités ont marqué les congrès. Rappelons pour mémoire que Maurice Ansiaux de l’Université de Bruxelles a codirigé le congrès avec Jean Lescure avant-guerre, tandis que Léon Dupriez de l’Université de Louvain a assisté aux congrès de façon très régulière depuis 1935 où il est intervenu souvent de belle façon. Notons que sur le plan honorifique, ces deux économistes belges ont été membres de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques de l’Académie Royale de Belgique[5], le premier à compter de 1927 et le second de 1954. En France, André Piettre est élu en 1970 à l’Académie des sciences morales et politiques de l’Institut de France suivant la voie tracée par son prédécesseur, Émile James élu en 1960. D’autres personnes ayant soit présenté un rapport, soit participé à plusieurs congrès durant la période 1947-1980, ont également été membres de cette institution : Bertrand Nogaro en 1949, Louis Baudin en 1951, Gaston Leduc en 1967, Henri Guitton en 1971, Jean Marchal  en 1980, Maurice Allais en 1990, après son prix Nobel de 1988 ; Pierre Bauchet a été élu en 1994 et Pierre Tabatoni en 1995[6].

Si l’on se tourne vers les thématiques abordées, on peut percevoir que certains thèmes dominent les débats. Ce sont d’abord les problèmes liés à la crise pétrolière de 1972, année où le congrès se tient à Téhéran sur la thématique des coûts de la croissance. En 1974, le congrès aborde le thème de l’énergie à Pau, en 1975, à Beyrouth, celui des pétrodevises. La montée du pétrole accélère l’inflation ; aussi le congrès de Paris de 1977 inauguré par Raymond Barre porte-t-il sur les distorsions structurelles de l’inflation. Cette période est également celle de la montée du chômage ; aussi ne faut-il pas s’étonner que le congrès de Thessalonique de 1978 porte sur les nouveaux problèmes de l’emploi. L’Europe reste une thématique importante abordée d’abord à Nice en 1970 sur le thème La monnaie et la construction de l’Europe, puis en 1973 à Montpellier sur celui de l’Europe et ses régions. Les années 1970 sont aussi des années de profondes mutations économiques ; aussi les congrès traitent-ils après 1975 des problèmes qui leur sont liés. C’est ainsi que le congrès de Québec est consacré à l’économie non marchande, un thème qui donne lieu à de vives discussions. Le congrès de Louvain et Bruxelles, en 1980, porte sur le thème toujours d’actualité : rapports internationaux et structures industrielles. Un seul congrès sera consacré à l’histoire de la pensée économique, pourtant une des spécialités du président André Piettre, le congrès de Lausanne de 1971 sur le Centenaire de Léon Walras à Lausanne.

 4. Période 1981-2013 (présidence Jean-Claude Dischamps)

En 1981, Jean Claude Dischamps prend en main les destinées de l’association à laquelle il donne son nom actuel : Association internationale des Économistes de Langue Française (AIELF). Sous son impulsion, le caractère international de l’association s’affirme avec notamment l’ouverture aux pays de l’est de l’Europe et le renouveau des liens avec les pays du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne. Parallèlement, l’accroissement du nombre de participants et la nécessité pour eux de publier le conduit à faire évoluer l’organisation des congrès et à multiplier le nombre de communications dont certaines sont discutées en commissions. Jusqu’en 2013, le participant ayant présenté une contribution a « pleine liberté pour faire paraître sa contribution dans la revue de son choix avec pour seule requête de mentionner explicitement qu’elle avait été présentée à tel congrès de l’AIELF, tenu à telle date en tel lieu sur tel sujet » (Dischamps, 2018). Le bureau de l’association s’est alors refusé à procéder à des sélections estimant que son objectif était plutôt de « magnifier les contributions de tous les collègues francophones » (Dischamps, 2018). Notons également qu’à partir de 1990, le rythme des congrès change puisqu’il devient bisannuel.

Les années 1980, sous l’impulsion du Président Reagan et de Margaret Thatcher (1925-2013) du côté politique, de Milton Friedman et de Friedrich von Hayek du côté économique, voient poindre un regain du libéralisme. L’AIELF ne se penchera sur cette question qu’à partir du congrès de Paris en 1990 sur le thème Dérèglementation, modernisation internationalisation des marchés financiers et financements publics ou privés et en 1995 à Bucarest sur la thématique Contraintes et limites de l’économie de marché. Au début des années 1980, les congrès ont moins porté sur les idées à connotation politique que sur les mutations qui affectent l’économie. Le congrès de 1981, à Versailles, porte sur La place des services dans l’évolution économique contemporaine, celui de 1983, à Strasbourg, sur Les mutations du système productif et la crise économique, celui de 1986, à Nantes, sur Comportements et structures économiques face au défi de l’emploi. Durant cette période, le congrès tenu en 1987 à Fribourg en Suisse tient une place singulière car il porte sur Les déséquilibres monétaires et financiers et compte parmi les congressistes des personnalités de premier plan : Robert Triffin (1911-1993), Raymond Barre (1924-2007) (ancien premier ministre), Arthur Dunkel (1932-2005) alors directeur général du GATT ainsi qu’Alexandre Lamfalussy (1929-2015)  (un ancien professeur de l’Université de Louvain) alors directeur général de la Banque des règlements internationaux. Les contributions exposées en séance plénière seront publiées dans un livre édité aux éditions universitaires de Fribourg.

L’intérêt des congrès pour l’Europe est ancien ; aussi ne s’étonnera-t-on pas que trois congrès ou presque lui aient été consacrés. Le congrès de Florence en 1982 a porté sur L’Europe et les régions, celui de Budapest en 1985 sur Les relations économiques Est-Ouest et enfin, celui de Lille en 1988 sur Trente ans d’Europe économique. L’ouverture à l’Est se poursuit avec le congrès de Belgrade en 1989 sur le thème du Développement des échanges économiques et financiers internationaux et de la relance de la croissance mondiale. Après la chute du mur de Berlin, alors que ces pays font progressivement leur entrée dans l’union européenne, l’AIELF tient un congrès à Bucarest en 1995, à Varsovie en 2007, à Targoviste (Roumanie) en 2009, en Croatie en 2011 et à Poznań (Pologne en 2017).

L’AIELF ne néglige pas les relations Nord-Sud que ce soit en organisant un congrès sur ce thème à Clermont-Ferrand en 1984 ou en tenant un congrès à Tunis en 1992, et un autre à Marrakech en 1999. Les autres pays francophones n’ont pas non plus été négligés. Pendant cette période, trois congrès se sont tenus en France, un en Suisse (Fribourg 1987), un au Luxembourg (1994), un au Canada (Montréal 2001). Il est possible de noter qu’aucun congrès n’a eu lieu en Belgique, un pays qui a été très influent jusqu’à la fin des années 1980 tant par le nombre que par la qualité de ses participants. Les congrès ont abordé la thématique de la croissance au moins quatre fois à partir de 1997 : Croissance économique et répartition des revenus (Porto, 1997) ; Refondation financière, sorties de crise et nouvelles stratégies de croissance économique (Montréal, 2001), Monnaie convergence et croissance (Athènes, 2003) ; Compétitivité, solidarité et croissance mondialisée (Targoviste, 2009). La thématique monnaie finance a été abordée au moins huit fois, beaucoup plus que celle de la mondialisation, qui n’a été abordée que quatre fois ; en 2001 à Montréal (Mondialisation, emploi et répartition), en 2007 à Varsovie (Bilan et perspective d’un demi-siècle de construction de l’Union européenne dans le cadre de la mondialisation contemporaine) ; en 2009 à Targoviste (Compétitivité, solidarité et croissance mondialisée) ; ainsi qu’en 2013 à Valladolid (Le devenir de l’économie mondialisée).

5. Période 2013 à ce jour (présidence Alain Redslob)

Lors du congrès de Valladolid en 2013, le professeur Alain Redslob devient président de l’association, tandis que le recteur Jean-Claude Dischamps en devient président d’honneur. Sous cette présidence, les statuts de l’association prévoyant cotisations des membres et tenue d’une assemblée générale bisannuelle sont déposés en préfecture. Par ailleurs, un comité scientifique présidé par un directeur scientifique est créé. Le bureau se compose du Président, le professeur Alain Redslob, d’un secrétaire général, le professeur Roger Tsafack Nanfosso, d’un trésorier, l’analyste financier Louis Expert, et d’un directeur scientifique, le professeur Bernard Landais auquel succède lors du congrès de mai 2019, à Santiago du Chili, le professeur Krzysztof Malaga.

Dès 2016, l’Association a créé une revue semestrielle, la Revue Internationale des économistes de Langue française (RIELF). Cette création renforce d’autant plus la vie scientifique de l’association qu’elle est ouverte non seulement aux communications académiques mais aussi aux débats entre économistes. Dans le but d’améliorer sa visibilité, l’AIELF se dote d’un site internet (aielf.org) et, en 2019, devient membre de l’Union Internationale des Associations, un réseau mondial regroupant plus de 70 000 organisations. En sorte qu’une succincte présentation de l’AIELF figure désormais dans l’Annuaire annuel publié par l’AIU. Parallèlement, des conventions partenariales sont signées avec plusieurs universités. Fin 2019, le président Alain Redslob et le bureau de l’association lancent des recherches de nature à combler certaines lacunes concernant l’histoire de l’association, recherches menées par l’auteur de ces lignes.

Si l’on examine maintenant les congrès en eux-mêmes, la continuité avec les périodes précédentes semble s’imposer tant sur la forme que sur les thématiques traitées. En 2015, le congrès qui s’est tenu à Paris a eu pour thème : Croissance, population, protection sociale : faits et théories face aux enjeux. En 2017, celui de Poznań (Pologne) a porté sur Les enjeux du développement économique, financier et écologique dans une mondialisation risquée tandis qu’en 2019, à Santiago du Chili, les congressistes ont disputé du thème Pour une recherche économique efficace. Le prochain congrès qui doit se tenir en 2021, à Beyrouth, portera sur le thème Monnaies, finances et développements. Comme elle le fait depuis ses débuts en 1926 l’association cherche à valoriser les analyses des participants sur les problèmes économiques de notre temps. Elle tend aussi à les inciter à réfléchir sur les démarches adoptées par les économistes ainsi qu’à confronter leurs points de vue. Sur le plan de la diffusion des travaux, la publication d’Actes, jusque-là facultative, s’impose dorénavant aux organisateurs. Leur lecture témoigne du caractère international des congrès avec notamment une participation forte des pays de l’Est de l’Europe, d’Afrique et des pourtours de la Méditerranée, mais aussi des Amériques. Si les Actes du congrès de Paris de 2015 ont été publiés en version papier, ceux des congrès de Poznań et de Santiago l’ont été de façon numérique (ainsi que quelques exemplaires en version papier) ce qui facilite leur consultation par les chercheurs du monde entier. Ainsi les économistes francophones disposent-ils d’instruments permettant non seulement d’affirmer leur présence dans les débats contemporains mais aussi d’être mieux compris par les générations futures.

 

Je tiens à exprimer ma gratitude envers le professeur Alain Redslob, président de l’AIELF et son équipe, notamment le recteur Roger Tsafack-Nanfosso ainsi que les professeurs Bernard Landais, et Krzysztof Malaga, pour leur soutien. Mes remerciements s’adressent tout spécialement au président qui a accepté de relire ce document afin de me faire part de ses observations et de m’apporter certaines précisions.

 

Bibliographie

 

Actes du 59ème Congrès de l’AIELF : Redslob A., (sous la direction de), 2016, Croissance, population et protection sociale. Faits et théories face aux enjeux, Paris (France), éditions Panthéon-Assas, 1014 pages.

Actes du 60ème Congrès de l’AIELF : Malaga, K., Redslob, A., (sous la direction de), 2018, Les enjeux du développement économique, financier et écologique dans une mondialisation risquée, Poznań (Pologne), éditions de l’UESGP, 546 pages.

Actes du 61ème Congrès de l’AIELF : Ruff Escobar C., Redslob A., Malaga K., (sous la direction de), 2020, Pour une recherche économique efficace, Santiago (Chili), ediciones UBO, 429 pages.

Blanc, J., 2000, « Questions sur la nature de la monnaie : Charles Rist et Bertrand Nogaro, 1904-1951 » in P. Dockès, L. Frobert, G. Klotz, J-P. Potier, A. Tiran (éds), 2000, Les traditions économiques françaises 1848-1939, Paris : Éditions du CNRS, pp.259-270, 2000. <halshs-00122571>.

Clavé, F., 2018, « Éléments d’histoire sur les débuts des congrès des économistes de langue française. Les premiers pas de l’AIELF », Revue de l’AIELF vol 3. n°1.

Clavé, F., 2019, « L’efficacité de la recherche économique et les congrès de l’AIELF de 1933 à 1968 », publiée dans les Actes du congrès de l’AIELF qui s’est tenu au Chili en 2019.

Clavé, F., 2019, In the 1930s: When French economists were wondering about the reasons for their support for the gold standard, communication présentée au congrès de l’ESHET à Lille le 24 mai.

Dischamps, J.C., 2018, courriels et curriculum vitae communiqués à l’auteur de l’article.

Frobert, L., 2000, Le travail de François Simiand (1873-1935), Paris : Oeconomica.

Tabatoni, P., 1963, « Problèmes de l’organisation monétaire internationale », Revue d’économie politique. Vol. 73, No.3, pp.327-405.

Travaux du congrès des économistes de langue française, 1933, Économie libérale et économie dirigée ; L’étalon or, Paris : Domat-Montchrestien.

Travaux du congrès des économistes de langue française, 1935, Évolution du crédit et contrôle des banques ; La réforme économique aux États-Unis, Paris : Domat-Montchrestien.

Travaux du congrès des économistes de langue française, 1947, La théorie de l’inflation à la lumière des expériences monétaires contemporaines ; La reconstruction des économies nationales, Paris : Domat-Montchrestien.

Travaux du congrès des économistes de langue française, 1948, Le concept d’équilibre en économie politique (rapport du Professeur Dupriez), Les problèmes de l’union économique de l’Europe (rapport du Professeur Courtin), Paris : Domat-Montchrestien.

Travaux du congrès des économistes de langue française, 1949, L’État actuel du système des paiements internationaux (rapport du Professeur Rueff), Épargne et investissement (rapport du Professeur Lambert) Paris : Domat-Montchrestien.

Travaux du congrès des économistes de langue française, 1961, Monnaie et expansion, Paris : Éditions Cujas.

Travaux du congrès des économistes de langue française, 1963, Problèmes de l’organisation monétaire internationale ; Problèmes du développement régional dans un État fédératif, Paris : Éditions Cujas.

Travaux du congrès des économistes de langue française, 1964, Marché et Plan, Paris : Éditions Cujas.

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[1]. Les sections 1, 2 et 3.1 sont une version corrigée d’une partie de notre contribution intitulée L’efficacité de la recherche économique et les congrès de l’AIELF de 1933 à 1968, publiée dans les Actes du congrès qui s’est tenu au Chili en 2019.

[2]. Docteur ès science économiques, ancien collaborateur du professeur Alain Redslob.

[3] . Une institution de catholiques sociaux.

[4] Jusques là, les congrès n’ont aucun statut. C’est donc, un peu abusivement que nous parlons de présidence. Nogaro préfère qualifier Lescure d’animateur (Travaux 1947, p.5).

[5] . Un autre économiste belge habitué des congrès, Robert Triffin, est également membre associé de la Classe des Lettres et des Sciences morales et politique de l’Académie Royale de Belgique à partir de 1965.

[6]. Il est à noter que des participants aux congrès de la première période ont été également membres de l’Académie des sciences morales et politiques. Parmi eux, nous pouvons citer Louis Germain-Martin (1872-1948) élu en 1927, Charles Rist (1874-1955) en 1928, Edgard Allix (1874-1938) en 1936 ; Jacques Rueff, élu en 1944, devient en 1964 également membre de l’Académie française.